Toc-toc !
Soudain dressée sur son lit, Marie Gimet écoute… Mais elle n’entend plus que les coups de son cœur dans sa poitrine et du sang à ses tempes…
Pourtant, elle n’a pas rêve. On a heurté sa porte. Et qui peut venir à cette heure de la nuit ?… Elle frissonne : nul ne se sent en sécurité sous cette « Terreur » qui guillotine les nobles, ceux qui ont servi chez eux, ceux qui assistent à la messe, et même, simplement, ceux qui n’ont rien fait pour la Révolution… Elle a été tant de fois assister à la messe dans une cave ou dans une grange, elle, Marie… Elle a même deux fois porté un pot de rillettes à Monsieur le Curé qui doit se cacher dans les bois pour échapper aux gendarmes de la Révolution qui voudraient le jeter en prison… Non, vraiment, elle n’est pas tranquille… — Qui est là ?
Oui, qui est là, derrière cette porte close ?… La mort ou la vie ?… Si ce sont les gendarmes : c’est la mort sur la guillotine.
— Ouvrez, pour Dieu !
Elle a reconnu la voix tant de fois entendue à la messe. Elle prend la chandelle en hâte, tire le verrou. Une ombre se glisse dans la cuisine.
— Monsieur le Curé !
— Chut, ma fille…
En une seconde, elle revit le drame des trois dernières années. Vers la fin de 1790, des nouvelles alarmantes arrivaient de Paris : la Constituante avait voté une loi odieuse qui séparait du Pape toute l’Église de France : cela s’appelait la « constitution civile du clergé ». Tout évêque et tout prêtre qui refuserait de jurer fidélité à cette loi serait poursuivi comme réfractaire et passible de prison et de mort, venu de Paris, cette mesure atteignit rapidement Bordeaux. Ah ! Marie se souvient avec fierté de ce dimanche de 1791 où tous les prêtres de Bordeaux — sauf trois — refusèrent héroïquement de prêter serment, ce qui les eut rendus schismatiques. Mais voilà qu’aussitôt, on leur interdit d’exercer leur ministère, puis on les exile… Toutefois, quelques-uns se cachent pour demeurer au milieu de leurs fidèles, ils continuent en grand secret a célébrer la messe, à aider les mourants, à administrer les sacrements : mais c’est au péril de leur vie… Bientôt, cela aussi est éventé, les gens de la Révolution organisent de vastes « chasses aux prêtres réfractaires », cela finit souvent à l’échafaud… Depuis quelques jours, une certain Lacombe a proclamé bien haut qu’il allait « exterminer toute cette canaille fanatique ». Un vent d’angoisse souffle sur le village où la guillotine est dressée… — Ma bonne Marie !… Je n’en puis plus !
— Sont-« ils » donc déjà après vous ? dites, Monsieur le Curé…
— Pas encore, ma fille. Mais une âme charitable m’a prévenu : quelqu’un a dénoncé ma cachette. J’ai pu fuir avant qu”« ils » arrivent…
Il a pu fuir. Il a couru jusque chez Marie Gimet. Il ne sait trop ce qu’il va faire à présent…
Le temps qu’elle rallume la chandelle, Marie a vu, clair comme le jour, ce qui l’attend si elle cache le prêtre chez elle ; hier, en revenant de chercher sa farine, elle est passée sur la place où la guillotine est debout… Bien des têtes y sont déjà tombées pour moins que cela !…
Mais cet homme, là, en face d’elle ?… Ce prêtre qui porte à Dieu la prière des hommes et fait descendre sa grâce sur eux ?…
Elle replace la chandelle sur le chandelier. Si ce prêtre est arrêté, il n’y aura plus personne à quatre lieues à la ronde pour offrir la messe, personne pour baptiser les enfants, personne pour donner l’Eucharistie, personne pour pardonner les péchés, personne pour aider les mourants à l’heure suprême…
Elle pose le chandelier sur la table. Si elle garde ce prêtre chez elle, c’est elle, sûrement, qui a neuf chances sur dix, de finir sur l’échafaud. Mais qu’est-ce que cela peut faire si, de là, elle part droit chez le Bon Dieu ?…
— Venez avec moi, mon bon Père : je crois que j’ai ce qu’il vous faut.
Sans phrases, sans calcul, elle emmène le prêtre au grenier.
— Regardez ce réduit parfaitement dissimulé, Qu’est-ce que vous en dites, Monsieur le Curé ?… « Ils » ne viendront pas vous dénicher là…
Le saint homme hésite : il ne veut pas compromettre la jeune fille : quiconque cache un prêtre est passible de mort, il ira, Dieu sait où… en quelque lieu désert…
Mais l’humble ouvrière devient très grave :
— Écoutez, mon bon Père : je me reprocherai de vous laisser aller pendant que j’ai là une bonne cachette qui vous permettra de continuer votre saint ministère. C’est mon devoir de chrétienne de vous garder. Leur guillotine ne me fait pas peur !
* * *
Ainsi Marie Gimet devint « receleuse » d’un prêtre… puis de deux…
Des mois passèrent, lourds de transes et d’angoisses. Mais féconds aussi : grâce à Marie, la messe continuait d’être dite, les chrétiens faisaient leurs Pâques, les mourants étaient absous, et les enfants baptisés…
Pourtant vint une nuit de mai 1794…
Ceux-là n’attendirent pas la réponse : enfonçant la porte à coups de crosse, les hommes de la Révolution firent irruption dans l’humble demeure… et en ressortirent, poussant Marie et ses deux hôtes consacrés vers les prisons de la ville…
* * *
— Depuis quand logeais-tu ces deux hommes ? demande le sinistre commissaires.
Marie se recueille. Voilà six mois que — grâce à elle — la vie chrétienne continue dans la ville.
Sa réponse sonne comme un clairon triomphal :
— Six mois.
— Qui te les a envoyés ?
— Le Bon Dieu.
— A-t-on dit la messe chez toi ?
Le ton monte. La menace se précise. Mais Marie se redresse et plante son regard, droit dans celui du commissaire : — Oui, on a dit la messe chez moi. Et je serais bien fâchée qu’elle n’y ait pas été dite.
— Il venait du monde à ces messes ?
— Quelques personnes. C’est moi qui les invitais.
— Leurs noms ?
— C’est un secret. Je l’emporterai dans ma tombe.
— Savais-tu que tu manquais à la loi en donnant asile à des ci-devant prêtres ?
Celui-là qui l’interroge va décider de sa vie ou de sa mort. Marie le sait. Elle n’est qu’une ouvrière et ne saurait discuter des lois. Elle connaît une seule chose et la dit crânement :
— Il vaut mieux suivre la loi de Dieu que celle des hommes !
Une heure plus tard, sa tête tombait sous le couperet. Mais qu’importe si son âme arrivait tout droit chez le Bon Dieu ?…
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C’est maintenant Ysabeau Abrial, une fillette du hameau de Maison-Seule, près d’Yssingeaux. Elle aussi est traduite au jugement du trop célèbre commissaire Lacombc.
— On a trouve chez vous des « colifichets du fanatisme ».
-— Vous pourriez dire : un calice et des ornements sacrés. Oui, c’est moi qui les y ai amenés. Mes parents n’y sont pour rien ; laisse-les aller.
— Tu sais à qui appartenaient ces choses-là ?
— Oui.
— Dis-le.
— Jamais.
— Ton refus t’expose à la guillotine.
— …
Un mot, un nom, et elle serait sauvée.
Mais l’enfant se tait. Entre son père et sa mère, condamnés aussi, elle mourra pour s’être tue.
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Madeleine Coste, paysanne du Languedoc, est arrêtée en même temps que l’abbé Bernardon qu’elle cachait dans sa chaumière. — La citoyenne Coste est condamnée à mort comme receleuse de prêtre.
— Ah ! mon Dieu ! Une pauvre paysanne comme moi… Mon Dieu, je vous remercie, jamais je n’aurais espéré l’honneur de mourir pour vous !
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Marie Best, de la ferme des Bruas, commune de Beaune (Haute-Loire).
— Savais-tu que tu t’exposais à des peines en donnant asile à un réfractaire ?
— Oui.
Elle aussi est condamnée et exécutée aussitôt sur la place du Martouet, au Puy.
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A Orange, trente-deux religieuses sont arrêtées. On les somme de prêter, elles aussi, le serment qui les rendrait schismatiques. Toutes refusent. Le commissaire du peuple retient la plus jeune, presque une enfant :
— Allons, Henriette… tu es si jeune… Pourquoi vouloir mourir ? Prête serment : un seul mot et je te rends à ta mère…
— J’ai prêté serment à Dieu, et n’en prêterai point d’autre.
Une vieille Sœur converse dira pareillement :
— Je veux mourir « romaine ».
Et une autre de répliquer au commissaire Fauvety :
— Je ne suis qu’une ignorante. Je ne suis pas capable de discuter avec toi, mais je puis mourir.
Pas une n’a faibli.
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En Artois, c’est Madame Bataille qui se fait protectrice et hôtesse des prêtres persécutés. Chez elle, on dit la messe, on se marie… Sa fortune passe en aumônes. Et, lorsqu’elle n’a plus rien à donner, elle va de porte en porte, quêtant « pour l’amour de Dieu ». Sa charité la désigne, et elle en est fière : le 14 avril 1794, elle est condamnée à mort avec quatorze autres femmes coupables, comme elle, de foi et de charité.
* * *
Elles sont ainsi des milliers par toute la France à risquer leur vie pour garder leurs prêtres. Elles font leur devoir simplement, même si celui-ci les mène à l’échafaud. Je voudrais vous dire leurs noms, leur héroïsme, leur foi, mais il y faudrait un livre entier. J’ai pris au hasard, dans leur interminable liste… Regardez-les. Aimez-les. Soyez fiers de vos aînées. Soyez dignes d’elles aussi…
Rose Dardennes.